LES SOLILOQUES DE FEU L'AUTEUR - Jean-Pierre SANTINI - 2019

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Couv 1ere les soliloques

EXTRAIT 1 - La nation corse ? - page 57

J’ai consacré l’essentiel de ma vie à une chimère, la nation corse.

N’a-t-elle jamais existé ? Que faut-il croire de l’histoire et des histoires qu’on nous raconte ? Est-ce là, avec d’autres, dans les écritures et le flux des mémoires que j’ai puisé cet inlassable engagement au service d’une cause sans avenir ?

Un peuple résistait. Mais à quoi, à qui résistait-il vraiment ?

Et quand les envahisseurs s’ins-tallaient, comment se comportait-il ? Que reste-t-il de sa langue, de sa culture, de son patrimoine et de son âme à l’heure où j’écris ces lignes ?

Depuis un siècle, le monde global a accentué les phénomènes d’assimilation. Quelques dizaines d’années ont suffi pour anéantir ce qui subsistait de ce petit peuple. C’est ce temps que j’ai sacrifié avec d’autres à la « nation corse », une virtualité qui a rendu virtuelles nos vies elles-mêmes. Nous sommes devenus aussi légers, aussi inconsistants que nos rêves.

Nous avons été déconnectés du réel. Et, pour moi, c’est la certitude de la mort qui aujourd’hui m’y ramène. Mourir après avoir longtemps existé, mais si peu vécu !  Mon seul bonheur est d’avoir rencontré celle dont j’ai pensé qu’elle aurait pu être l’amour de ma vie.

Peut-être vaut-il mieux n’espérer jamais que d’espérer trop tard. Je l’ai attendue en vain et c’est ainsi que j’ai appris à mourir.

Le jour venu, à l’heure venue, et cela ne saurait tarder tant j’ai de lassitudes, quand je laisserai mon corps et mon âme s’en aller, ma dernière pensée sera pour elle.

D’autres viendront pour écrire les faillites de l’Histoire ou celles des vies minuscules dont on romance exagéré-ment l’anecdote.

 

EXTRAIT 2 - Le sacré ? - page 81

Je n’ai jamais cru au sacré, à tout ce qui ne vaut que pour un autre monde. Si tu remontes un jour le cours de mon histoire –  pour cela les papiers et les écritures sont utiles –, tu verras que j’ai imaginé malgré tout approcher un mystère. Je ne comprenais pas très bien ce bouleversement qui semblait balayer tout ce à quoi j’avais jusqu’alors consacré ma vie. Fallait-il en passer par là, par mille chemins détournés pour trouver un peu de lumière ? C’est le jeu infini du labyrinthe qui a rendu possible ce qui fut pour moi une révélation. Si l’on admet un processus cumulatif, si l’on accepte l’idée que la découverte est bien la somme de toutes les errances, alors il faut admettre que les détournements, les impasses, les retours sur soi ou les tentatives de fuite – ces délits intimes dont on fait difficilement l’aveu –  participent aussi du mystère.

Les pierres nous parlent tout au long du chemin. Chacune porte un nom même s’il est impossible de figurer tous ceux que nous avons connus, reconnus, simplement croisés ou avec lesquels nous avons concerté des espérances. Pour moi, ce fut longtemps dans la vie associative.  Les autres nous révèlent à nous-mêmes, du moins dans notre utilité sociale. Pour ce qui est de l’intime, de la petite lueur délicieuse que nous portons au cœur, on ne l’attise pas dans la sphère de l’action publique. Je le sais par expérience, mais je ne renie pas pour autant les relations que j’ai tissées dans l’engagement culturel ou politique. Des pierres vivantes – Petre vive – garderont le souvenir de celles et de ceux que j’ai eu le privilège de rencontrer. Elles porteront leurs voix gravées dans un sillon minéral, libèreront le grain des syllabes, la mélodie des mots, la symphonie des phrases.

 

EXTRAIT 3 - Ecrire - page 127

Pour écrire, je me suis installé dans cette pièce, au rez-de-chaussée. Je ne manque pas de signaler à mes rares visiteurs que je suis le seul au village à habiter une maison construite de mes mains. On s’intéresse parfois à mes livres, mais le travail de « muratore » a toujours eu pour moi beaucoup plus d’importance. Il suppose une débauche d’énergie dont on s’étonne soi-même une fois l’œuvre achevée. Que pèse un volume de papier égaré au fond d’une bibliothèque en comparaison de la haute muraille retenant un jardin suspendu où l’on viendra, longtemps, s’émerveiller de la beauté du monde ?

J’ai toujours préféré l’appareillage des murs à l’assemblage des mots. Le corps s’y épuise, mais l’âme y gagne en clarté. Les pierres sont fidèles aux mains qui les recueillent, les transportent, les façon-nent et les accumulent. Elles portent à jamais, comme autant de caresses capti-ves, la trace des gestes infinis qui les ont mises à jour sur les murs, les murailles, les tours et les remparts. Elles témoignent de la matérialité compacte du monde d’ici-bas. Les mots, par contre, se dérobent, obligent à la traque, à l’affût patient, à d’exténuants parcours dans la sphère évanescente où logent les pensées. Et quand, par l’écriture, un mot s’immo-bilise, c’est qu’il est mort. Dans le tourbillon prodigieux des paroles, un instant de vie s’achève et le silence s’installe sur la page couverte de petits corps calcinés.

Avec l’âge, j’ai abandonné le travail consolant des pierres pour le labeur funèbre des écritures et je me suis installé là, à trois cents mètres d’altitude, face à la mer immense qui vient mourir dans la baie étroite où les collines d’Imiza se resserrent.

L’écriture est un effort désespéré pour retenir ce qui a vocation à disparaître dans la lenteur minérale ou la fugacité du vivant. J’ai conscience qu’on recherche le temps perdu parce que c’est perdu d’avance, mais c’est aussi ce qui donne un sens à la dignité humaine.

Écrire, c’est écrire sa propre mort. C’est renvoyer aux dieux hypothétiques l’image de leur imperfection ou de leur monstruosité. Les histoires n’ont de sens que par cet effet de miroir. Les personnages innombrables qui les peuplent sont aussi virtuels dans la brièveté romanes-que que les générations humaines dans l’accomplissement de leur destin.

Celui qui écrit ramasse le monde, amenuise l’espace, compacte le temps et préfigure la mémoire qui se dévide aux approches de la fin. Les jours et les nuits alternent avec la fulgurance de l’éclair. Les heures innombrables clignotent et se réduisent à l’impermanence de l’instant. Les souvenirs s’évadent qu’une armée de mots hérissés sur les pages essaie en vain de contenir.

Je peux dire l’ombre et je peux dire la lumière, mais je ne peux faire ni l’une ni l’autre. 

EXTRAIT 4 - Aimer ? - page 145

Nul n’échappe au besoin de bricoler sa vie, de s’arranger avec le monde, d’y faire acte de présence et d’espérer naïvement ne pas tomber dans l’oubli. Alors, moi aussi j’ai battu la campagne, guerroyant comme j’ai pu du bout de ma plume sur ces pages lassées qui s’empilent dans les placards. Chevillée au corps, j’avais la certitude obsédante d’une déchirure et dans la tête l’idée sommaire d’une part manquante que je cherchais d’instinct. Dans le champ de l’écriture, j’élaborais des stratégies de contournement compli-quées. J’envoyais en éclaireur un personnage récurrent dont la mission consistait à évaluer les possibles de la séduction auprès d’avatars féminins idéalisés que mes histoires précipitaient invariablement à l’abîme. Or, il arrive que la réalité dépasse parfois la fiction et, au moment où je m’y attendais le moins, je me suis trouvé en prise directe avec une inconnue.

Oubliées mes belles aventurières de papier ! J’avais à faire à une femme en chair et en os et c’est le genre d’expression qu’il ne faut pas prendre à la légère parce qu’elle nous ramène aussi, sans ménagement, au réel. Nous cessons de nous rêver ou de nous imaginer pour n’être que ce que nous sommes ; un déséquilibre permanent dans la quête identitaire.

Ce multiple troublant en nous, j’en retrouvais l’expression dans l’œuvre de Beckett : « Il y avait, en somme, trois, non quatre Molloy. Celui de mes entrailles, la caricature que j’en faisais, celui de Gaber et celui qui, en chair et en os, m’attendait quelque part. » 

Or, la rencontre inattendue de Jade eut pour effet de chasser tous les fantômes qui remuaient en moi. Mon champ de vision s’était réduit à une perception globale de son corps, de son visage et, le plus souvent, de ses yeux où je cherchais sans doute à me comprendre. De la petite poésie amoureuse au roman, en passant par le théâtre, la nouvelle et le récit, c’est à elle que je consacrais alors toutes les formes d’écriture dont j’étais capable. Je la sublimais et me détournais ainsi de la part animale des amours trop humaines. J’entrais sans m’en rendre compte dans le déni du temps et une patience chaste antinomique de la passion charnelle. J’aimais d’abord l’idée que je me faisais d’elle l'assimilant ainsi à mes personnages de papier avec l’espoir un peu fou d’éterniser l’amour.

Le temps, comme il se doit, nous a séparés. Elle ne sait pas où je suis, je ne sais pas où elle est. Mais j’ai gardé précieusement ces petits bouts d’écriture qu’Andria Costa a pour mission de confier au souffle puissant de la tramontane.

 

Date de dernière mise à jour : 25/06/2022

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