MAtRE TIRRANU - Marie-Madeleine POLI-BONIFACI - 2020

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EXTRAIT

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C’était facile.

Les deux premiers coups ne lui avaient rien coûté. Achillu s’était resservi mentalement les insultes du vieux pour le coup numéro 1 (« petits bâtards ! », « race de porcs »). Pour le coup numéro 2, Ghjuvan’Pé l’avait galvanisé avec son imparable attirail de théoricien, un brin élaboré, autant que le contexte le permettait (« Mà senti appena issu curnutu di pinzutacciu di merda !»). Le coup numéro 3 fut beaucoup moins évident à porter. Une fois épuisé l’argument de la réponse proportionnée à l’injure, puis celui de l’affrontement idéologique, ne restait plus que l’impérieuse nécessité de se procurer la somme nécessaire à l’ouverture d’une affaire qui les mettrait pour toujours à l’abri du besoin, les propulsant à tout jamais au-delà des contingences économiques et politiques. En ajoutant à cela l’arcade sourcilière béante de l’octogénaire et l’affaissement de sa mâchoire inférieure découvrant l’impeccable travail, désormais saccagé sans remède, d’un prothésiste de renom chez qui sa propre grand-mère se rendait, non sans y laisser la majeure part de sa pension de veuve, le coup numéro 3 avait tardé à venir (« Aio mà ch’aspetti ? A mumenti serà ora di munghje ! »). Les injonctions absolument justifiées et scrupuleusement exactes de Ghjuvan’Pé étaient tombées à plat.

Le vieux saignait et même s’il ne gémissait pas, une petite flaque au pied de la chaise du supplice commençait sa lente mais subtile expansion. Tout ça manquait de grandeur.

Pas leur projet ! Leur projet était grandiose ! C’était beau ! Il n’y avait pas à dire ! Minà en avait pleuré de fierté et de nostalgie ! « A l’us’anticu ! Un opera di memoria ! » Il faut avouer que l’architecte avait fait œuvre d’artiste ! Ses dessins confinaient plus à la résurrection du passé qu’à la rénovation de l’ancien. Plongeant la vieille dans une délicieuse anamnèse.

Mais là tout de même, ce vieux précisément, cela gâchait un peu l’entreprise immémoriale.

Par chance, il s’était souvenu du nom du Moulin « Ziu‘ Nto‘ Sale ». Du moulin et de son propriétaire qui ne faisaient qu’un. Il l’avait vu lui, couvant ses meules du regard, pendant que la fausse candeur de la farine noyait tout le décor dans une pureté phénoménale. Son absolution donnée et reçue agissait comme un merveilleux buvard sur la flaque de sang. Il ne la distinguait plus dans tout ce blanc de noces.

Le tout-terrain du futur domaine était blanc aussi, rehaussé de chromes rutilants qui renvoyaient le jour intense d’une façon qui, dans ses visions, l’aveuglait sans doute un peu, tout comme la réverbération fatigante du soleil de 16h à la surface du long couloir de nage, alimenté de la même eau qui faisait tourner les meules, où s’ébattraient bientôt des couples en pleine crise identitaire, férus de poutres apparentes et de granit rosé.

C’était beau. Sa grand-mère avait raison.

Et le gros poing s’était abattu sur la guigne du vieux pour la 3ème fois. 

 

 

ARTICLE DE JACQUES FUSINA - INFORMATEUR CORSE NOUVELLE

Mare Tirannu

Ayant eu l’occasion de saluer en 2018 la parution du premier roman Sorte Ingrata de Marie-Madeleine Poli-Bonifaci , j’ai eu le plaisir de recevoir de la même maison d’édition son second ouvrage Mare Tirannu, annoncé comme « récit » : la quatrième de couverture indique qu’il s’agit d’un fait divers suscitant un enchaînement d’événements plus ou moins fortuits, puis convergeront vers le procès de nombreux  personnages…C’est ce que le lecteur aura comme viatique dans sa découverte du récit mais il n’imaginait sans doute pas que le « mode polyphonique » qui s’y déploie serait aussi riche et délicat dans la narration des faits ou la description des états d’âme de personnages fort divers et psychologiquement complexes.

La littérature d’aujourd’hui sur les thématiques insulaires semble avoir en effet abandonné les lieux communs traditionnels d’une île d’avant le « riacquistu » et nous habitue à la présentation de réalités plus crues et plus violentes, à des attitudes ou des conduites  excessives et généralement peu exemplaires, dont seule la relation journalistique quotidienne semblait avoir jusqu’alors la teneur. Toucher sans craindre de s’y perdre, à ces faits et gestes devenus dangereusement ordinaires dans la vieille société insulaire, n’est donc plus un terrain infréquentable : et pourquoi pas, après tout ?

C’est donc dans cette atmosphère angoissante que nous plonge le récit dont le titre évoquant la Mer Méditerranée, en corse « Mare terraniu », devient par jeu sémantique Mare Tirannu, sorte de tyrannie maritime où les pauvres vivants qui s’y démènent semblent livrés malgré eux à toutes les dérives. Aussi rencontrons-nous d’abord parmi les personnages principaux un jeune voyou, inconscient criminel, puis son « maître » admiré et respecté, certes non pas un enseignant mais un gourou silencieux comme à son image, ensuite des avocats à la mode de chez nous, des femmes, mères âgées, possessives et éperdues, ou jeunes femmes possédées, sans avenir possible, et même un jeune magistrat souvent perplexe dont on se demande bien par moments ce qu’il peut représenter au juste dans un tel milieu  gangréné à l’extrême…

J’ai préféré rendre compte immédiatement de mes impressions premières de lecteur sans oublier cependant ce qui m’avait frappé déjà à la lecture du premier ouvrage : une écriture parfaitement maîtrisée, dans un style qui s’impose à la fois par une syntaxe précieuse et un lexique raffiné. Je pourrais donc dire que c’est bien ce brio de la phrase, cette habileté expressive qui emportent en définitive et avec aisance le lecteur. Mais celui-ci, s’il n’a l’habitude que de proses ordinaires, risque de s’y perdre un peu entre tel ou tel caractère esquissé, tels instantanés d’une jeunesse livrée à ses excès, et le nombre même des personnages entrant dans l’ensemble pourrait le décontenancer...Il aura peut-être alors tendance à considérer en son for intérieur qu’il existe aussi malgré tout dans cette société une autre saine humanité qui tente de vivre honnêtement sur sa terre d’un métier, d’un travail, de rêves et d’espoirs tout à fait légitimes.

Pour autant, la cause principale de tous ces maux n’est pas esquivée par l’auteur ; ce paragraphe, par exemple, particulièrement explicite, porte l’accent d’une claire vérité : « Les îles comme la sienne sont des prétextes au tragique. L’eau retient les êtres en deçà de leurs véritables destinées. Elle les persuade que le sort les a rivés à cette terre, qu’en partir est un délire violent dont l’hybris est la cause. La perspective de la mort les y amarre de plus belle. La beauté de ce décor est un embaumement sournois. Les charognes n’y dénaturent aucune plage. Ce qu’elles puent ne sent plus rien l’été venu, selon que l’on y vit ou que l’on y vient. »

Car le symptôme n’est évidemment pas ignoré dont on peut tenter le traitement par la voie publique, politique ou associative, par l’analyse ethnologique ou sociologique, par l’action individuelle ou collective, et naturellement aussi par une conduite sans faille à tous les niveaux de responsabilité…La littérature apparaît alors comme une voie, tout aussi séduisante si elle n’est pas plus efficace. 

(Marie-Madeleine Poli-Bonifaci, Mare Tirannu, éditions Fior di Carta, 2020)          

Date de dernière mise à jour : 25/06/2022

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